Métamorphoses

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I.

 

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A l’asile, personne ne savait quel âge exactement avait cette femme. Trente ans ? Quarante ? Quarante cinq ? Avant, elle habitait à la limite du village, à la lisière des bois, là où la forêt reprenait son pouvoir. Depuis que sa mère était morte, elle vivait seule dans la petite maison à moitié délabrée. Personne ne connaissait son père, les gens du pays disaient que c’était un comédien qui était passé par là, un magicien, un prestidigitateur qui gagnait sa vie dans des foires, un démon. Très petite déjà, elle ne ressemblait point aux autres enfants du village, sa beauté étrange inquiétait les villageois, ses yeux aux reflets livides, ses cheveux couleur de blé qui, lorsque le soleil déclinait et ses rayons s’entremêlaient à la crinière sauvage, prenaient des teintes vertes. Ils se méfiaient d’elle. Ils se refusaient à lui parler de peur d’être ensorcelés. Savait-elle jeter  des sorts ? Les soupçons courraient, et les hommes préféraient éviter les ennuis, personne ne venait la voir, personne ne la fréquentait.

La fillette devint femme, isolée chaque jour d’avantage du reste du monde, car le monde, mû d’une invisible haine, méprisait sa différence. Cependant, sans qu’un seul prétendant franchisse la porte de sa maison, elle continuait à vivre heureuse, ne se souciant que peu des saisons qui passaient, se réveillant très tôt le matin, avant même que le soleil ne se lève, pour marcher pieds nus dans la rosée. Elle aimait à la folie patauger sur le sol mou et humide. Au moment où ses pieds touchaient l’herbe, elle sentait la terre entrer en elle, monter à travers sa chair, remplir les veines, le ventre, la gorge. Elle est terre.

Un jour on l’avait trouvée étendue dans un fossé à deux lieux du village, au bord de la route qui traverse la forêt. Les jambes écartées, son sexe criait. Tout autour, dans l’herbe et sur les feuilles, la rosée prit la couleur du sang. Elle respirait, vivante, mais ne se rappelait de rien, juste de cette décharge électrique qui lui avait déchiré les reins.

Ils étaient deux ou trois, hommes du village, à avoir réglé les comptes avec la boue.

 

II.

 

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Cela faisait déjà quelques heures qu’elle était étendue au milieu des coussins en soie et dentelle, sur un grand canapé en velours vert foncé. Elle avait vu le soleil décliner et maintenant il commençait à faire sombre dans l’atelier. S’arrêtera-t-il maintenant ?

Mais le peintre semblait absorbé par son travail, il ne faisait attention ni au temps ni à l’ennui qui rodait autour. Oui, elle avait faim et elle s’ennuyait déjà depuis un moment.

Elle était un peu déçue. Elle n’aurait pas pu imaginer à quel point elle serait un simple objet et rien de plus, elle aurait tellement voulu envoûter le peintre par son regard, l’hypnotiser, pour qu’il la peigne comme aucune autre femme n’avait jamais été peinte – unique, merveilleuse, terriblement belle. Une nouvelle Beauté naîtrait des traits nerveux de ce génie, empruntant les formes de son corps à elle. – Elle sera désir et grâce à la fois Et si les hommes meurent, ce sera pour elle, sous l’emprise de son regard. – Elle rêvait de la vénération que les hommes auraient pour elle, imaginait même un temple où ils s’agenouilleraient devant son effigie. – Ils feront des guerres, détruiront des villes, trahiront, tueront. Elle sera la Femme ! –

Maintenant elle regrette un peu son rêve, son ambition démesurée, elle se gèle et son ventre commence à gargouiller. Tout son corps est comme un morceau de bois, elle sent des fourmis dans ses jambes tordues dans une position devenue peu commode. Le peintre travaille avec concentration. Il s’arrête un instant, allume des bougies tout autour d’elle et retourne à son chevalet. Elle est épuisée, énervée par l’indifférence de l’artiste. Elle sent des larmes de colère monter en elle, remplir la gorge. Elle lutte pour étouffer l’émotion, pour ne pas se laisser envahir, pour ne pas permettre à cette hideuse faiblesse de s’inscrire sur le visage.

Mais le peintre remarque cet étrange éclat dans ses yeux, il est émerveillé puis ému par cette fragilité. Oui, c’est cela qu’il cherchait. Son cœur bat, son pinceau frappe la toile dans un rythme qui s’accorde aux systoles et diastoles. Cette fulgurante émotion apparue devant lui comme un mirage, qui le prend pour témoin, existe, indépendante en méprisant sa présence et se déploie dans l’instant comme à travers un champ magnétique qui la polarise et accroît jusqu’aux limites du supportable. Fasciné, il boit sans retenue ce qui se révèle à lui. Surtout ne rien changer, rester comme ça, ne pas bouger !

 

III.

 

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Elle ne voulait pas accepter que l’arbre soit mort. Quand au printemps aucune feuille n’était apparue sur les branches et le tronc dénudé criait cette évidence ; elle détournait le regard, refusant de se déterminer à le faire abattre. Elle arrosait davantage la clématite plantée à son pied pour qu’elle couvre l’arbre de feuilles et de fleurs comme si ce subterfuge pouvait retenir le temps. Il était un peu son enfance et son adolescence ; de voir l’arbre ainsi sans vie, c’était se rendre compte combien elle avait  vieilli. Il était toujours là, donnant les pommes à chaque automne. Elle se souvient des longues journées d’été où son ombre la protégeait du soleil trop brûlant, lorsqu’elle jouait avec sa sœur ; puis, quand ses fruits devenaient rouges et juteux, des moments qu’elle passait avec sa grand-mère à les ramasser, et puis, beaucoup plus tard, du jour où elle revint par là pour la première fois depuis quinze ans, sur le terrain abandonné, elle amena son mari et ils se décidèrent de s’y installer. Il fallait tout défricher pour pouvoir construire une maison sur cette terre devenue sauvage. Au milieu des arbres rabougris et des mauvaises herbes, ils trouvèrent ce vieux pommier et bâtirent la maison à côté de lui, de telle sorte que les fenêtres de leur chambre donnent sur lui. Désormais il faisait partie de sa vie, il vit s’élever les murs, naître ses trois filles, partir son mari.

Depuis ce jour-là, elle était restée seule dans la maison et l’arbre était devenu sensiblement important, une véritable présence. Parfois il lui semblait qu’il tendait ses branches vers sa chambre, parfois qu’il les pliait plus bas à son passage. Elle était de plus en plus réceptive à la vie qu’il portait en lui et le sentait faiblir avec le temps. Puis, le jour où elle comprit qu’il ne vivait plus, une sorte d’inquiétude  l’assaillit. Elle ne voulait pas, refusait catégoriquement de le faire abattre. Couper était plus que détruire, c’était assassiner, assassiner aussi ce qui vivait en elle. Comme si à l’intérieur de ce tronc pourri elle allait trouver son propre visage noirci et rongé par les vers ou la porte ouverte du Purgatoire…

 

IV.

 

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Pour elle, les cygnes ne nageaient pas, ils dansaient. Depuis son enfance, elle allait au bord du fleuve les regarder : leur quiétude de l’après-midi, leur agitation à la tombée de la nuit, et qu’à l’aube, lorsqu’ils dormaient encore et leurs corps se balançaient sur les vagues, combien ils s’abandonnaient au rêve.

Elle venait souvent sur les berges, un peu plus loin où il y avait un endroit plus calme, là où ils s’arrêtaient par centaines, à l’ombre du saule pleureur, ils dansaient en tendant les cous et les ailes vers le ciel ou tout au contraire piquant l’eau de leur tête, disparaissant de longs moments sous la surface troublée. Leur blancheur donnait davantage de grâce au mouvement.

Elle s’imaginait au milieu d’eux, portée par leur désir de vivre, accomplissant des figures qu’elle n’avait jamais tenté d’exécuter, qu’on n’apprenait pas au conservatoire, mais dont on rêve seulement. Dans un seul geste, elle embrassait l’air et l’eau, ce n’était qu’une évidence : tendre le cou, tourner le corps, battre des ailes.

 

V.

 

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Quand elle se réveilla, il dormait encore profondément à ses côtés. Son visage était détendu, la bouche relâchée, seules les narines s’élargissaient et se resserraient au rythme de sa respiration. Dans sa tranquillité, il n’avait plus besoin d’elle. Elle se releva et le regarda un moment avant de se décider à faire un petit tour dans le jardin. Il était très tôt le matin, et lorsqu’elle arriva à la limite de leur terrain, elle vit le soleil transparaître à travers les troncs d’arbres ; la forêt se tenait là, devant elle. Les rayons se difractaient dans la brume – le reste opaque de la nuit. Elle entendait différentes voix. Les oiseaux, les uns après les autres, se joignaient à la forêt. Ils s’unissaient à elle, puis se séparaient et s’unissaient à nouveau dans des harmonies de plus en plus intenses. Ce cri de lumière lui pénétrait le corps, la ravissait. Soudain, il lui était irrésistible de marcher. Les arbres s’alignaient devant elle. Etait-ce cela le vieux chemin de la forêt ? Le coucou qu’elle entendit était moins un avertissement qu’un appel à se fourvoyer dans les bois. Elle sentit son corps lâcher prise. Il avançait lentement à travers l’herbe humide et les feuilles mortes, et comme si à chaque pas une nouvelle transformation s’accomplissait, elle devenait tremble, hêtre, orme. Les oiseaux venaient, bâtissaient des nids dans ses cheveux ; sur son épaule, un écureuil se dressa, ses mains se ramifiaient, la peau devenait écorce, la sève parcourait les veines et nourrissait les bourgeons qui éclataient soudainement en jeunes feuilles encore plissées.

Et lorsqu’elle arriva à la clairière, elle était forêt et il lui fut impossible de rebrousser chemin.

 

VI.

 

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Une décharge électrique parcourt le corps, lorsque ses doigts lui touchent la peau si peu avertie de son désir. Chaud et froid, douleur et jouissance à la fois, des pulsations. Déchirante envie de devenir une partie de l’autre, de se fondre en lui, fusionner. Sentir sa propre chair se chauffer jusqu’à devenir blanche, tellement elle fut portée à l’incandescence. Perdre la stabilité. Qui coule en qui ? Dans quelle matière la force irradie, quand les membres s’effleurent ? Dans ses veines à elle ? Dans ses artères à lui ? Souffle solaire. Son visage ardent monte vers le zénith, se renverse, retombe. Son or s’immobilise dans le sang ; transies, les mains se desserrent, le cercle se divise. La sueur colle à l’épiderme, froid et chaud, jouissance puis douleur. Tristesse. Et si ce n’est pas une tristesse, c’est alors un sentiment du vide. Elle cherche à le retrouver, mais il est déjà parti, même si son corps, étendu à côté d’elle, n’a pas bougé.

 

 

VII.

 

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Parfois, dans son sommeil, elle rêvait qu’elle sautait par la fenêtre de sa chambre située au cinquième étage et que, à quelques mètres du sol, son corps qui allait s’écraser sur le pavé prenait son envol, remontait tous les étages et, toujours plus haut, s’élançait par-dessus des toits, survolait les rues et des places publiques peuplées de gens, qui se dépêchaient pour ne pas arriver en retard. Personne ne pensait à se sauver. Elle seule sillonnait le ciel, au-dessus des tramways, des clochers, des palais ; elle échappait à sa vie, piteusement insignifiante à côté d’un homme envers qui depuis longtemps déjà elle ne ressentait rien. Un dépit. Cela aurait pu se terminer sur le pavé, mais quelque chose en elle se refusait de mourir. Ses membres, sans résistance, s’abandonnaient au mouvement dans une nouvelle jouissance. Progressivement, elle s’habituait au vide, et si elle ressentait un peu de vertige, c’est qu’elle n’était pas encore complètement détachée du poids de la terre. Un étrange élan la propulsait en direction des zones de plus en plus lumineuses et dans son ascension, elle oubliait ce que c’était d’exister.

– Mais où sont les anges ?

Pourtant une seule étreinte aurait suffit pour combler l’ignorance.

 

VIII.

 

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Cela faisait déjà plusieurs printemps qu’elle ressentait la douleur. La personne avec qui elle avait décidé de vivre et pour qui elle avait quitté son pays, ses parents, sa vie, l’avait trahi. Il s’était enfermé dans son monde, hanté par le Livre, souffrance et sacrifice. Artiste, il exprime cela avec beaucoup de dextérité et passion, rendant visible le mal qui rode dans le monde. Pourtant il ne voit pas le mal qu’elle porte en elle. Et si elle écrit encore, arrachée aux siens et à sa langue, c’est qu’elle se sent mourir, et les mots seuls arrivent encore à la retenir.

Pendant des longues journées, elle marche souvent dans les champs de colza, dans les allées de bouleaux, sur les chemins bordés de marronniers. Elle traverse des bois, étonnée par leur fraîcheur, les arbres bourgeonnent, les nouvelles feuilles éclatent des branches, et elle a mal aux yeux, tant leur couleur irradie. La tête tourne, une odeur forte monte des fleurs jaunes de colza, se mêle à celle des lilas qui fleurissent en grappes au bord du sentier. Pas après pas, elle sent le mal se resserrer en elle, durcir, monter, pousser à travers la gorge, comme la tige d’une étrange fleur lorsqu’elle se tend vers la lumière. Au printemps, elle est toujours là ; elle se réveille, prend place, pousse dedans, entrelace les entrailles, dévore. A chaque fois qu’elle ouvre la bouche, elle a peur que la hideuse fleur ne sorte et que quelqu’un la voie. Non, elle ne supporterait pas cela probablement, et son mari a cessé de la protéger. Il ne pense qu’à ses Christs et Saintes Moniques. Leurs deux fils grandissent, ils ont moins besoin d’elle, personne n’a plus vraiment besoin d’elle, pourquoi exister alors ?

Même les fleurs de cerisier, floraison finie, s’en vont pour faire la place au fruit. Il y a une beauté un peu triste dans leur dépérissement. Elles quittent le monde pétale par pétale, le vent les arrache à la branche et les précipite vers l’inconnu de chute. Où meurent-ils, les pétales ?

Elle croit qu’ils se transforment en rosée ou une autre chose aussi douce ; que les choses éphémères et fragiles succèdent les unes aux autres sans faire de bruit, ainsi la beauté se perpétue dans le silence de leur disparition.

Elle regarde son ombre pendant un instant, elle lui semble trop épaisse et lourde pour qu’elle puisse la porter plus longtemps, elle se retourne alors pour la dernière fois en direction de la maison, essayant de distinguer les silhouettes de ses enfants, mais ne les voit pas, puis, après un temps, elle se décide enfin à laisser cette longue traînée sombre au pied d’un arbre. Elle s’en va légère, heureuse, souriante.

 

FIN

 

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